Comment l’espèce humaine survivra à l'économie du XXIème siècle

La numérisation

Dans un ouvrage qui fera date sur « La souveraineté numérique »(10) , Pierre Bellanger, entrepreneur français du numérique, résume ainsi l’enjeu : « L’Internet ne vient pas s’ajouter au monde que nous connaissons. Il le remplace. L’Internet siphonne nos emplois, nos données, nos vies privées, notre propriété intellectuelle, notre prospérité(…) et notre liberté. » Les faits et les chiffres, jusqu’ici, lui donnent raison.

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Une étude du Boston Consulting Group estime que, d’ici à 2020, les données personnelles des 500 millions d’Européens, actuellement pillées par les plateformes numériques venues d’ailleurs, représenteront une valeur de 1000 milliards d’euros(11). La captation de cette valeur dans le monde entier est un enjeu majeur pour ces plateformes. De plus en plus intrusives, elles surveillent, avec notre consentement, nos moindres faits et gestes, mouvements, habitudes de consommation, en vue de les anticiper, les répliquer et les vendre ; aujourd’hui à des marques de consommation, demain à des Etats soucieux de garder le contrôle sur leurs populations.

Ces plateformes de pillage de nos données et vies personnelles deviennent, avec notre consentement et la complicité passive des entreprises traditionnelles, des empires dotés de ressources bien supérieures à celles de nombreux Etats du monde.

En effet, que pèsent les Etats français, italien, argentin, britannique, criblés de dettes et de déficits, devant supporter des populations toujours plus vieillissantes, face à Google, Alibaba, Apple, Facebook, et Amazon ? Ces cinq entreprises ont une valeur combinée d’environ 1 600 milliards de dollars, une trésorerie de plusieurs centaines de milliards de dollars et des investissements en R&D (notamment en robotique, génome humain, nanotechnologies) qui leur permettent d’accroître leur avance sur des Etats bien balourds. Des Etats qui, pour subvenir aux besoins de leurs populations, ont encore la prétention de taxer les entreprises. Ce qu’ils n’arrivent même plus à faire avec les géants du numérique, si agiles et si mondialisés. Et qui contribuent, chacun à leur façon, à une évasion fiscale mondiale qui représente entre 5 500 et 26 000 milliards de dollars(12).

Qui pourra, demain, financer et lever le plus facilement une armée ? Les Etats souverains, ou Google, qui vient de mettre la main sur plusieurs firmes de robotique militaire (dont Boston Dynamics), lui permettant de fabriquer dans un futur proche des bataillons de robots militaires? Des robots qui vous connaissent bien et sauront vous reconnaître, grâce à vos recherches sur internet, vos services activés de géolocalisation, votre réseau de contacts et d’amis (réseaux sociaux, Gmail).

La nouvelle économie, bien sûr, a d’autres facettes plus positives. Elle créée de nouveaux services, souvent gratuits ; augmente notre efficacité dans de nombreux domaines ; et génère des emplois intéressants, ajoutant services et qualité de vie à la population. Qui pourrait aujourd’hui vivre ou travailler « comme avant », c’est-à-dire sans emails, sans téléphone portable, ou en allant chercher une information dans une encyclopédie de papier, plutôt que sur internet ?

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Mais cette nouvelle économie créé-telle des emplois en nombre, et pour tous ? Les deux premiers employeurs privés au monde, MacDonald’s et Wal-mart, le géant de la distribution américaine, emploient ensemble 4 millions de personnes. Leur valeur boursière combinée est de 325 milliards de dollars. Soit, en moyenne, une « valeur » générée par employé de 81 250 dollars.

C’est bien peu, pour les stars de la nouvelle économie : Alibaba, Facebook et Google emploient à peine 80 000 personnes, mais valent ensemble près de 800 milliards de dollars : 10 millions de dollars de « valeur » par employé. D’est en ouest, du nord au sud, un salarié de la nouvelle économie vaudrait donc cent fois plus qu’un salarié de l’économie classique…à moins que la nouvelle économie ait cent fois moins besoin de « capital humain » que l’économie classique.

L’étude « The Future of Employment » de Michael Osborne et Carl Benedikt Frey, chercheurs à Oxford(13), est sans équivoque sur le sujet : la numérisation des activités humaines est telle que 47% des emplois actuellement référencés aux Etats-Unis sont amenés à disparaître(14). Ce mouvement de remplacement de l’homme par la machine a commencé : les caisses électroniques remplacent les caissiers humains dans les supermarchés ; les robots industriels remplacent les humains dans leurs tâches de production ; en 2012, Foxconn, sous-traitant chinois d’Apple et Nokia, a annoncé qu’il achetait un million de robots pour remplacer ses ouvriers.
Quel ouvrier sera plus rentable et productif qu’un robot industriel qui ne dort jamais, ne rechigne pas à la tâche, n’a pas de problèmes personnels qui le déconcentrent ? Quel chauffeur sera plus vigilant qu’un algorithme ? Et demain, quel programmeur sera plus efficace, et plus créatif, qu’une machine à programmer dotée d’une « super-intelligence » artificielle(15) ?

Les humains peuvent-ils suivre le mouvement? Déjà, ceux qui ne sont pas « digital natives » – ceux qui n’ont pas grandi avec des outils numériques – se savent dépassés par le flux. Certes, l’être humain s’adapte à tout – il s’est d’ailleurs adapté avec succès aux ruptures technologiques passées (imprimerie, électricité, pétrole, chemins de fer). A condition de lui en laisser le temps. Or, de quel temps disposent les êtres humains face à des algorithmes dictant les décisions d’investissements et de consommation qu’ils ne sont plus capables de prendre seuls, dans la lenteur, et avec le temps de la réflexion ?

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Avec la nouvelle économie se profile, non pas une autre étape du progrès technologique au service de l’humanité – ce qui serait bienvenu. Mais bien le Grand Remplacement de l’humain par la machine. Or, cette révolution économique s’inscrit dans un véritable projet scientifique, politique et philosophique : le transhumanisme, dont l’ambition est de fusionner l’homme avec la machine, pour augmenter ses compétences et, ultimement, le rendre immortel. Tel est le projet fou, mais désormais réalisable, de l’entreprise Google, dont l’ingénieur-en-chef n’est autre que Ray Kurzweil, apôtre du transhumanisme et auteur de livres à succès annonçant clairement son projet et son ambition (The Singularity is Near : When Humans Transcend Biology, How to Create a Mind). Car le transhumanisme n’est pas un projet caché pouvant alimenter une théorie du complot : il s’exprime librement, se donne à voir, dans les livres de M. Kurzweil comme dans les produits, innovations et acquisitions de Google. L’objectif n’est plus étroitement commercial ou financier depuis longtemps : il est politique voire religieux, dans le sens où il ambitionne de transformer notre façon de vivre. Et nos valeurs. Le transhumanisme fait l’apologie d’un corps et d’un cerveau humains « augmentés », enrichis d’innovations technologiques, au point de devenir immortels. Rien ne saurait résister au déploiement des technologies autour de nous, et à l’intérieur même de notre corps. Et tant pis si les frontières de l’éthique, et de l’humain, volent en éclat au passage.

Peu de pays se sont jusque-là opposés explicitement à ce déploiement – à commencer par la Chine, où le Beijing Genomics Institute travaille sur le séquençage de l’ADN de 2200 surdoués, pour pouvoir plus tard injecter le « bon » ADN à une population devant tenir son rang dans la compétition mondiale. Deux pays européens, la France et l’Allemagne,  affirment une certaine résistance – mais pour combien de temps ? En Allemagne, gouvernement et think tanks sont en pointe sur les affaires de protection de la vie privée sur internet. Et la lettre ouverte, courageuse et lucide, du PD G d’Axel Springer, Matthias Döpfner (« Why we fear Google »(16)), a entraîné une attaque en règle de Google contre le modèle économique de ce groupe. En France, quelques voix d’entrepreneurs du numérique(17) alertent les consciences et les autorités politiques, notamment, européennes, sur la dangerosité de ces outils de domination. C’est le cas de Laurent Alexandre, médecin et fondateur de Doctissimo dont l’analyse du projet transhumaniste de Google fera date(18) : de la multiplication des acquisitions de robots militaires par Google, au dépôt du brevet 8 543 339 B2(19), permettant le tri sélectif des « meilleurs » embryons humains par Google, c’est toute une vision de l’homme et de la société humaines, qu’il convient d’ « améliorer » et d’encadrer par la technologie, qui est démasquée.

pfny-edouard-tetreau_1Des voix se lèvent, particulièrement dans les pays européens, tels l’Espagne, l’Italie, la Pologne, où la démocratie a pu chanceler au XXème siècle, et où l’on se méfie des visions totalitaires et de leurs corollaires : l’eugénisme, la manipulation des esprits et des corps, et le rejet des faibles ; ceux que l’on a pu appeler dans le passé les Untermenschen – les sous-hommes. Dans un monde transhumaniste, les êtres humains normaux ne seront-ils pas tous des Untermenschen ?

Et où se situera demain la frontière entre un homme robotisé et un robot humanisé ? Plus la technologie avancera, plus cette frontière se brouillera, tout en excluant les humains « normaux » du système. Ou, plus précisément, ceux qui n’auront pas eu les moyens financiers d’intégrer les avancées technologiques à côté ou à l’intérieur même de leur corps. Il y aura le camp des « haves » et des « haves-not ». Les pauvres humains trop humains, bons pour les maladies et la mort ; et les super-humains, bons pour l’éternité. Les humains insuffisamment « augmentés » technologiquement, qui n’auront pas suffisamment de connaissance pour voter, ou participer à la vie de la cité ; et les autres, « super-citoyens » « super-intelligents », ayant le privilège de voter. Quelle démocratie y résisterait ?

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10. La souveraineté numérique, Editions Stock, 2013
11. Financial Times, “Personal data value could reach €1tn”, November 7, 2012
12. Selon, respectivement, le FMI et le Tax Justice Network
13. http://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/academic/The_Future_of_Employment.pdf
14. En Europe, une estimation de l’Institut Bruegel porte ce taux à plus de 54%
15. une idée que souligne James Barratt dans « Our Final Invention: Artificial Intelligence and the End of the Human Era »
16. http://www.faz.net/aktuell/feuilleton/debatten/mathias-doepfner-s-open-letter-to-eric-schmidt-12900860.html
17. Olivier Sichel et l’Open Internet Project, Godefroy Jordan et Renaissancenumerique.org
18. http://fr.openinternetproject.net/news/25-video-le-monde-futur-vu-par-google-et-decrypte-par-laurentalexandre
19. http://www.google.com/patents/US8543339