Comment l’espèce humaine survivra à l'économie du XXIème siècle

La financiarisation

Accompagnant la mondialisation et la numérisation, la financiarisation pousse la nouvelle économie à s’affranchir encore davantage des limites de nos réalités humaines et terrestres.

– Nous sommes 7,2 milliards d’êtres humains sur Terre. Ensemble, nous produisons chaque année des richesses d’un montant d’environ 75 000 milliards de dollars(20) En moyenne, chaque Terrien génère donc une richesse annuelle d’un peu plus de 10 000 dollars. Ayons en tête ce point de repère commensurable, pour mieux saisir le caractère incommensurable de ce qui va suivre.

– Chaque année, il s’échange, sur un marché détaché de toute réalité tangible autre que celle de flux électroniques, de clics sur des ordinateurs, près de 2 millions de milliards de dollars. Très précisément 1 934 500 000 000 000 dollars(21). Il s’agit du marché mondial des devises, où l’on échange des dollars contre des euros, des yens contre des livres sterling, etc. Ce marché représente 25 fois la production mondiale de richesses. Il n’a plus aucun rapport avec la réalité économique ou sociale du monde.

Fairbanks_and_Chaplin_Wall_Street_Rally_New_York_Times_1918– Il existe aujourd’hui une forme nouvelle d’activité bancaire : le «shadow banking», littéralement, les activités bancaires de l’ombre. Certains acteurs financiers, affranchis de toute réglementation bancaire, se sont au fil du temps octroyé la possibilité de faire comme les banques : transformer des dépôts de court terme (votre argent à la banque) en des crédits de long terme, en s’endettant. Qui est capable de contrôler le niveau de cet endettement, la nature de leurs activités, ou de vérifier si leurs bilans peuvent supporter ces risques ? En 2007, le « shadow banking », puissant facteur d’aggravation de la crise de 2008, représentait 62 000 milliards de dollars. Pratiquement la richesse annuelle de la Terre ! Après la crise, a-t-on réduit à néant, ou strictement encadré, ces activités non contrôlées ? J’ai encore à l’oreille les très beaux mots du Président des Etats-Unis, Barack Obama, stigmatisant la folie de Wall Street, et réclamant pour ces « milliardaires et millionnaires » un « contrôle parental » strict de leurs activités (« adult supervision »(22)) . Or, aux dernières nouvelles, le shadow banking pèse près de 70 000 milliards de dollars : il a augmenté !

J’ai cru, pendant quelques mois, que la très grave crise de 2008 allait être l’occasion historique pour les dirigeants du monde réel – les chefs d’Etat, ministres, chefs d’entreprises, banquiers centraux du monde entier – de reprendre la main. Les sommets des « G20 » avaient cette vocation-là. Avec de nombreux économistes, je poussais pour plus de régulation de cette finance devenue folle(23). Quelques rares voix, parmi lesquelles celle de Paul Volcker, ont tenté de faire rentrer ce mauvais génie dans la bouteille, et de désarmer les acteurs les plus dangereux de la financiarisation : les fonds spéculatifs, fonds vautours ; ceux qui ont aujourd’hui le pouvoir de mettre à terre des pays entiers, tels l’Argentine.

pfny-edouard-tetreau_6Or, au lieu de les désarmer, les institutions 
mondiales ont décidé de les réarmer. Telle a été la politique des banquiers centraux des grands pays du monde : les banques privées ayant, dans leur euphorie gloutonne d’avant-crise, acheté à prix d’or des actifs devenus invendables, elles ne pouvaient plus remplir leur fonction, qui était de prêter de l’argent aux entreprises, aux ménages. Les banques centrales décidèrent donc, les unes après les autres, de racheter ces produits invendables, en créant de l’argent ex nihilo. Cela s’appelle le quantitative easing : depuis 2008, les dirigeants des six principales banques centrales du monde se sont ainsi employés, à partir de leurs ordinateurs, à écrire des lignes de code électronique pour créer plus de 8 000 milliards de dollars de « vrai argent » à partir…de rien ! Des liquidités, qu’ils se sont empressés de donner aux banques du monde entier, en échange des actifs invendables de ces dernières.

Les banques centrales, censées être les gardiens du temple des monnaies du monde, ont ainsi chargé leurs bilans de produits toxiques – comme elles auraient introduit une moisissure dans un coffre rempli de billets de banque. Sans doute n’avaient-elles alors pas d’autre choix raisonnable – l’alternative était la crise cardiaque du système financier mondial, faute d’être irrigué. Les banques privées ont pu pleinement profiter de l’aubaine pour reconstituer à toute vitesse leurs profits, leurs activités de spéculation. Et le niveau de leur rémunération. En 2013, les banquiers de Wall Street, qui avaient mené le système financier mondial au bord de la faillite en 2008, se sont partagé 26,7 milliards de dollars. Soit 10 milliards de plus qu’en 2008(24).

Les banques privées débordent de ressources inutilisées. A tel point que celles qui se voient infligées des amendes considérables – les unes pour avoir blanchi de l’argent de cartels de drogue d’Amérique latine; les autres pour avoir délibérément trompé leurs clients américains- ont un seul message à communiquer aux marchés : « même pas mal ! ». Depuis 2009, ces banques américaines et européennes ont payé plus de 128 milliards de dollars d’amendes à l’Etat américain, sans qu’aucune ne soit en difficulté. Et pour cause : toujours depuis 2009, les seules banques américaines ont dégagé plus de 500 milliards de dollars de profits(25).

pfny-edouard-tetreau_9Les entreprises suivent le mouvement. Elles non plus ne savent plus quoi faire des profits 
qu’elles ont accumulé. Ainsi des 500 plus grandes entreprises américaines cotées en bourse (S&P500) qui, en 2013, ont reversé 95% de leurs profits à leurs actionnaires.

Cette panne de projets, de désir ou de volonté de réinvestir l’argent du passé pour financer l’avenir, se lit aussi dans les les niveaux de trésorerie dantesques des entreprises : à fin 2013, les entreprises américaines étaient assises sur 1600 milliards de dollars de trésorerie(26), tandis que les entreprises européennes, africaines et du Moyen-Orient thésaurisaient plus de 1 000 milliards de dollars(27). Soit autant(28) que le capital encore non investi (à fin 2013) des fonds de private equity, que l’on appelle « dry powder » dans le jargon du métier. De la poudre bien sèche, en effet, et qui n’irrigue rien sinon les commissions de gestion de quelques happy fews.

« Tout ça pour ça ! ». Dans le monde entier, l’on pressurise les hommes et les femmes du secteur privé pour qu’ils soient toujours plus productifs – la menace du chômage étant persuasive : il existe plus de 200 millions de chômeurs dans le monde. 75 millions de ces chômeurs ont moins de 25 ans. Les jeunes sont trois fois plus touchés par le chômage que leurs aînés : un drame particulièrement marqué en Europe et au Moyen-Orient, et qui alimente tous les fanatismes, rapidement habillés de discours prétendument religieux et franchement xénophobes. A ces 200 millions de chômeurs viennent s’ajouter les 839 millions de travailleurs vivant avec moins de 2 dollars par jour(29). Et les entreprises continuent, dans le monde entier, les exercices de cost-cutting, ne relâchant jamais la pression quotidienne pour que leurs salariés soient toujours plus performants, plus productifs… jusqu’à ce qu’un robot les remplace un jour.

Telle est la réalité de la nouvelle économie du XXIème siècle : une économie mondialisée, en voie de numérisation rapide, sur-financiarisée. Mais qui n’a pas assez confiance dans l’humanité ou l’avenir pour y réinvestir ses profits.

———————————————————————-

20. FMI et Banque Mondiale, qui additionnent les PIB (Produits Intérieurs Bruts) des différents pays du monde.
21. Source BRI – Banque des Règlements Internationaux
22. Andrew Clark, “Obama promises ‘adult supervision’ for Wall Street”, The Guardian, December 19, 2008
23. Briefing Papers de l’Institut Montaigne avant les G20 de Londres et Pittsburg, Mars et septembre 2009 http://www.institutmontaigne.org/fr/publications/reconstruire-la-finance-pour-relancer-leconomie et http://www.institutmontaigne.org/fr/publications/entre-g2-et-g20-leurope-face-la-crise-financiere
24. New York State Comptroller ; 164 530 US$ de bonus en moyenne par personne
25. FDIC, Wall Street Journal, Reuters
26. Moody’s
27. Deloitte. 3500 milliards de dollars thésaurisées par les entreprises au plan mondial à fin 2013
28. Source Preqin
29. BIT (International Labour Bureau)